Par-delà les barbelés ceinturant le kibboutz, un camion de pompiers fonce le long de la frontière avec Gaza. Au-dessus de la forêt de Be’eri, un parc naturel israélien qui longe l’enclave palestinienne sous blocus, s’élève une épaisse fumée blanche. L’odeur âcre prend à la gorge. «Encore un cerf-volant…», commente Noga Gulst, 52 ans, résidente de Mefalsim et porte-parole de la communauté. «En temps de guerre seulement, même si on ne parle jamais de guerre en Israël, on dit “les opérations”», remarque-t-elle, prévoyant néanmoins que durant l’été à venir, c’est cette casquette-là qu’elle risque bien de porter. La guerre, on n’y est pas encore, mais les locaux s’accordent sur une chose : la situation n’a pas été aussi tendue à la frontière depuis 2014.

A lire aussi A Gaza, le deuil après «le sacrifice de la jeunesse»

«Les roquettes, on sait quoi faire : on entend la sirène, on se met à l’abri, on attend que ça passe, raconte cette mère de deux enfants, dont un enrôlé à l’armée. Mais ces cerfs-volants, c’est terriblement stressant. On passe la journée le nez en l’air, impuissants… L’autre jour ma fille était en voiture, entourée de flammes de part et d’autre de la route à me demander au téléphone : “Qu’est-ce que je dois faire ?” Et je n’avais pas de réponse…» Le long de la route qui relie les kibboutz frontaliers, les incendies ont dessiné un drôle de patchwork charbonneux, bien aidés par un hiver aride qui a asséché les sols. En tout, 450 départs de feu ont été recensés ces deux derniers mois.

Depuis fin mars et le début de la «marche du retour» – une série de manifestations de masse côté palestinien, réprimées dans le sang par les snipers israéliens – les Gazaouis ont mis au point une nouvelle arme du pauvre, l’équivalent de la fronde de la première intifada : le cerf-volant incendiaire. A la fois dérisoire face aux chasseurs F16 et tanks adverses, et pourtant étonnamment efficace. Selon les autorités israéliennes, près de 1 000 hectares de terres arables et de parcs naturels ont été réduits en cendre ces dernières semaines, causant plus de 2 millions d’euros de dommages. Des dégâts bien plus importants que ceux causés par les tirs de roquettes, épars et maîtrisés depuis la fin de la guerre de 2014 contre le Hamas.

A la veille de l’Aïd el-Fitr, l’autoproclamée et nébuleuse «brigade des cerfs-volants» de Gaza avait menacé d’en lâcher 5 000 en direction des champs de l’Etat hébreu. Mais, vendredi, malgré quelques départs de feu, la journée fut relativement calme. Tsahal avait pris les devants, en effectuant la veille et à la mi-journée des tirs de sommation à l’aide de drones à proximité de jeunes préparant leurs engins incendiaires.

Hélium

D’anodins et folkloriques, ces cerfs-volants se sont peu à peu transformés en casse-tête pour les militaires. Petits, légers et lents dans les airs, ils échappent aux radars de l’ultra-perfectionné système «dôme de fer». Pour la plupart taillés dans des bâches plastiques transparentes, ils sont difficilement repérables aux jumelles. Les drones israéliens, équipés de lames pour couper les fils dans les airs, se sont révélés moins efficaces qu’espérés. Quant à leur version 2.0, quasi paramilitaire, soit le bouquet de ballons d’hélium soulevant un engin explosif, ils pourraient voler sur une dizaine de kilomètres en territoire israélien avant de retomber. En réponse, les autorités israéliennes ont temporairement interdit l’import d’hélium dans l’enclave, provoquant l’ire des équipes médicales de Gaza, qui ont besoin du gaz pour leurs appareils.

Si la répression de Tsahal et les quelque 120 morts et milliers de blessés par balle côté palestinien n’ont guère ému en Israël, les images des terres brûlées et d’incendies à proximité d’écoles le long de la frontière ont remué l’opinion publique, poussant le gouvernement à de récentes gesticulations. Le ministre de la Sécurité Gilad Erdan a carrément encouragé les snipers à tirer sur les manieurs de cerfs-volants (recommandation non appliquée pour l’instant) et le Premier ministre Benyamin Nétanyahou a appelé la Knesset à voter un texte déduisant du budget de l’Autorité palestinienne les sommes nécessaires pour indemniser les kibboutzim. L’armée, soucieuse de ne pas relancer l’escalade militaire avec le Hamas, a pour le moment choisi de faire le dos rond, mais les tirs de sommation des derniers jours et la menace de raids aériens dénotent l’irritation grandissante des forces israéliennes.

«Ce n’est même pas seulement une question d’argent, se désole Dani Rahamim, en charge de l’irrigation au kibboutz agricole de Nahal Oz, à 900 mètres de la clôture de séparation israélienne. Tous les efforts qu’on a mis à cultiver cette terre partent en fumée, c’est indescriptible comme douleur.» Pour cet activiste pacifiste, vétéran des grandes années du mouvement Shalom Archav (la Paix maintenant), la vue des champs de blé ravagés le renvoie à l’échec de la «cohabitation avec ses voisins». Espoir littéralement réduit en cendres, même s’il se refuse à l’abandonner, rappelant à qui veut l’entendre que cinq Palestiniens assistèrent à son mariage dans les années 80. L’ampleur des feux l’a surpris: «Les premiers jours, les cerfs-volants ne trimballaient rien d’enflammé, c’était un jeu de gosses, personne ne s’en souciait.» Désormais, il s’inquiète pour le système d’irrigation, sévèrement endommagé, et des conséquences que cela aura sur les autres cultures – pommes de terre, carottes, pois chiches. Pire, il sait que dans deux semaines, les champs de tournesol seront totalement secs, prêts à partir en fumée à la moindre étincelle.

La semaine précédente, dans le camp de Malaka, à l’est de Gaza City et à quelques centaines de mètres de Nahal Oz de l’autre côté de la frontière, Libé avait rencontré un groupe de jeunes fabricants de cerfs-volants, visages couverts par les masques du film V pour Vendetta ou des foulards rouge, blanc et vert, aux couleurs de la Palestine. «On va brûler leurs champs, leurs fermes, jusqu’à ce qu’ils nous laissent rentrer chez nous (1)», affirmait un shebab au moment d’asperger d’essence la poupée de jute et de chiffons accrochée à son cerf-volant. Ce dernier était décoré de photos de Razan al-Najjar, jeune secouriste tuée par une balle israélienne le 1er juin, dernière icône de l’abondante martyrologie palestinienne. «Ça coûte une poignée de shekels de faire un cerf-volant, et on est tous au chômage, on n’a que ça à faire, précisait-il. On devient meilleur à chaque fois, et on n’a aucune raison de s’arrêter.»

(1) En 1948, lors de la guerre consécutive à la création d’Israël, plus de 700 000 Palestiniens ont fui leurs terres et villages.

Guillaume Gendron Envoyé spécial à Nahal Oz et Mefalsim